Aida

Je ne remarque jamais les vêtements des gens. Mode et textiles me passent au-dessus. Je garde pourtant en mémoire ce pantalon kaki à poches, ce pantalon de baroudeuse qu’elle portait lorsque je l’ai vue pour la première fois. Ses cheveux argentés voletaient dans la lumière d’automne, et je me souviens avoir pensé qu’elle ne ressemblait à personne. Quelques minutes après le début du cours d’Animation Pédagogique, elle a prononcé l’une de ses phrases fétiches : « Il y a des baffes qui se perdent ! » Je ne me rappelle ni contre qui, ni pourquoi, mais je souris encore en y repensant. 

En sortant de ce premier cours, j’avais un goût de trop peu. Pas tant de la matière elle-même, à laquelle je pense n’avoir toujours rien compris, mais de Aida. Je voulais l’écouter encore, et apprendre. Le cours, c’était elle, dans sa façon d’être, son exigence, son intransigeance, son regard perçant et sa passion d’enseigner.

Ses cours de « Littérature enfantine » et « Littérature de jeunesse » n’étaient pas initialement au programme de notre Maîtrise, intitulée « Enseignement du Théâtre en Education Spécialisée ». J’ai demandé à les rajouter à notre cursus.

Je peux dire aujourd’hui qu’avec elle, je suis tombée en littérature de jeunesse comme on tombe en amour. J’ai passé des heures à la médiathèque du Centre Culturel Français, à lire avec gourmandise Pennac, Marie-Aude Murail, Leo Lionni, Anthony Browne et tant d’autres. Je voulais tout connaître, parce que le sujet me passionnait, certes, mais également parce que Aida me donnait envie d’être la meilleure version de moi-même. Elle faisait partie de ces éducateurs, au sens étymologique, ex-ducere, ceux qui savent « conduire hors ».

Un jour, elle a demandé un volontaire pour raconter Le vilain petit canard lors de la séance suivante, consacrée à Hans Christian Andersen. Ma main s’est levée avant que mon cerveau ne puisse réagir. J’ai préparé mon conte durant la semaine, en me maudissant intérieurement d’avoir levé la main. C’est qu’il est long, ce conte, dans sa version intégrale ! Le jour dit, à moitié morte de trac, je me suis mise face à la classe pour raconter. Je me souviens que la puissance du conte a opéré seule. L’histoire est passée à travers moi pour rejoindre le public. J’ai vu le sourire de Aida et compris que ma place était là. Passeuse d’histoires, c’est ce que je suis. Elle a réveillé la conteuse qui sommeillait en moi. 

J’ai terminé ma maîtrise sur un sujet qui n’avait plus rien à voir avec le théâtre : « Littérature de jeunesse et résilience ». Je savais, depuis les heures passées à lire au fond des abris, que les livres pouvaient guérir et sauver. J’avais enfin l’occasion d’étudier comment et pourquoi, et surtout l’occasion de passer davantage de temps auprès d’elle, à apprendre encore. 

Après ma maîtrise et mon année passée en France, je suis retournée à L’Institut Libanais d’Educateurs pour la voir. J’étais devant la bibliothèque quand elle a surgi dans le couloir. Elle s’est arrêtée devant moi, et avec sa brusquerie habituelle, m’a dit : « Cette année, je suis fatiguée. Je ne veux plus donner le cours de littérature de jeunesse, et je veux que ce soit toi qui le donnes à ma place ». 

Avec cette phrase, Aida m’a littéralement « conduite hors », hors du chemin tracé à l’avance. Elle m’a offert une nouvelle destinée à explorer. Aujourd’hui, Conte et littérature de jeunesse font partie de mon quotidien, et il n’est pas un jour où je ne pense à elle en feuilletant un livre. 

Je ne retiens jamais les vêtements des gens, non. Pourtant, ce pantalon kaki à poches marque pour moi le jour d’une rencontre fondatrice. Si l’ILE est mon Université de coeur, si j’y ai construit de belles amitiés avec des collègues et des étudiantes, c’est parce qu’une Educatrice avec un E majuscule a su me donner envie de me dépasser, et qu’elle m’a fait l’immense cadeau de sa confiance. 

J’espère que là où tu es, Aida, il y a des livres et des émerveillements, et que quand on te casse les pieds, tu fais savoir haut et fort qu’il y a encore des baffes, et qu’elles se perdent. 

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