Rémi

L’école a repris et je suis fatiguée. 

Aujourd’hui en classe je me suis mille fois demandé : « Mais qu’est-ce que je fous là ? »

J’ai eu envie d’aller m’allonger sur le faux gazon de la cour et de rester sous la pluie jusqu’à me dissoudre dans les flaques. 

J’ai voulu m’excuser platement auprès d’Olivia qui, au bout de 28 jours d’école, ne connaît que quatre lettres, malgré toute ma bonne volonté. 

En fin de journée, abrutie d’inutilité, je me suis souvenue de Rémi. 

Rémi est arrivé dans ma classe avec les compétences d’un enfant de Petite Section. Il a traîné sa misère toute l’année, incapable de réaliser le moindre travail. Il ne connaissait ni lettres ni chiffres, n’écrivait pas, parlait peu. Je sentais tout de même chez lui quelque chose de différent que j’étais incapable de nommer. 

Sa maman est un soleil. Son sourire donne sens au mot « joie ». Quand je l’ai vue, je lui ai dit le fond de ma pensée : « Il ne maîtrise quasiment aucune compétence de GS mais je n’arrive pas à être inquiète pour lui et je ne sais pas expliquer pourquoi ». Elle m’a répondu que pour la première fois depuis longtemps, elle allait pouvoir respirer.

Un jour de cette année, j’allais mettre à la poubelle une boîte de mouchoirs quand j’ai pensé que le trou ovale ressemblait à une bouche. J’ai pris deux post-it, j’ai fait des yeux et j’ai appelé la créature Kleenex.

Kleenex est devenu la mascotte de la classe. De sa voix un peu traînante et ahurie, il disait de jolies choses aux enfants. Il savait débusquer le beau en eux. Tous les jours, ils le réclamaient et se réjouissaient de ses paroles. Spontanément, ils lui ont créé une ribambelle de copains. Je ne pouvais plus jeter de boîte de mouchoirs sans déchaîner trente indignations. Les boîtes arrivaient des maisons et la classe s’est transformée en antre de créatures étranges et inconnues. 

Kleenex s’occupait beaucoup de Rémi. Il lui disait de ne pas avoir peur, qu’il avait tout pour y arriver même si c’était difficile. Il lui disait qu’il était beau à l’intérieur et plein de lumière. Il lui chuchotait des mots-douceur, des mots-force et des musiques de joie. 

Un jour, au mois de mai, j’étais assise sur le banc des maîtresses pour surveiller la récréation. Rémi est venu s’asseoir à côté de moi. Tout à coup, sans prévenir, il a grimpé sur mes genoux et m’a agrippée de ses bras et de ses jambes, comme un koala. Il est resté comme ça toute la récréation. 

A compter de ce jour, Rémi s’est mis à progresser à une vitesse fulgurante. Tout venait, et facilement. A chaque récréation, il se remettait en position koala. Il chargeait ses batteries. En un mois, il avait presque rattrapé deux ans d’écart.

A la fin de l’année, après le départ des enfants, nous avons commencé le ménage de la classe. Je suis partie avec Kleenex vers la poubelle. Il avait vécu, Kleenex, et ses bords se désintégraient par endroits. Soudain je me suis arrêtée. Kleenex ne pouvait pas aller à la poubelle. 

Nous sommes rentrés à la maison ensemble, Kleenex et moi, et nous avons écrit une lettre à Rémi. Une lettre qui lui disait de ne jamais croire ceux qui le prétendraient incapable. Qu’il était fort et qu’il avait en lui une grande intelligence. Qu’il était courageux. Une lettre avec tout ce que Kleenex lui avait chuchoté durant l’année. J’ai mis la lettre avec Kleenex dans un sac et je suis allée les donner à la maman de Rémi. 

En septembre, elle m’a dit qu’elle avait dû lui lire sa lettre tous les soirs. 

Demain, quand j’aurai envie de me rouler dans le faux gazon pour évacuer l’exaspération, je penserai à Rémi, et un peu d’inutilité se dissoudra dans les flaques. 

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