Auprès de mon arbre

Thème de notre groupe d’écriture, juillet 2020.

Je n’ai pas d’arbre. 

Notre balcon donnait sur la rangée de ficus qui ceignait le Grand Lycée Franco-Libanais. Pendant les récréations, les élèves hélaient le boulanger d’en face. Il leur vendait en douce des galettes au thym ou au fromage, ils le payaient à travers les troncs centenaires. Chaque année, des ouvriers ignorants venaient tailler les arbres comme on décapite un condamné, mais les ficus renaissaient toujours, plus grands, plus hauts, plus verts. Tony, le fils du concierge, m’a appris a faire des sifflets avec leurs feuilles.

J’aimais bien ces ficus parce qu’ils étaient verts dans la ville grise. Entre l’asphalte, les sacs de sable, les murs de parpaings, l’arbre le plus commun de la région devient symbole de Résistance.

Je n’ai pas d’arbre.

Sur le drapeau libanais, il y a un autre arbre, un Cèdre du Liban. Il parait que les montagnes en étaient recouvertes, il y a très longtemps. Son bois odorant et imputrescible l’a perdu. Aujourd’hui, il en reste une petite poignée, jalousement gardée dans deux « forêts ». Deux bosquets d’arbres éternels. Quand nous partions en excursion « aux Cèdres », j’aimais enlacer les troncs des arbres. Il faut être plusieurs pour faire le tour d’un vieux tronc. Il fallait aussi faire attention à nos pieds, pour ne pas écraser les bébés cèdres. 

Je n’ai pas d’arbre. 

Un jour, pendant un été où nous ne pouvions pas sortir, nos parents nous ont rapporté une branche de pêcher. Une branche entière, oui, couverte de pêches bien mûres. Ils l’ont posée sur le balcon et nous avons cueilli les pêches. Nous étions ravis. J’ai toujours aimé cueillir des fruits. Chez la cousine de ma mère il y avait des platanes mûriers. Rien à voir avec ce qu’on appelle « mûres » en France. La mûre de platane, blanche ou violette, est sucrée comme le miel et n’a pas de pépins. Ce n’est pas un fruit, c’est une ivresse. 

Je n’ai pas d’arbre. 

A côté du balcon poussait un grand réverbère gris. Il a toujours été là, dégingandé, nu, criblé d’éclats et à moitié décroché. Il a toujours donné de la lumière jaune, juste à notre hauteur, en dehors des coupures d’électricité. Un jour, les « français » du Grand Lycée ont décidé d’agrandir leur école. Ils ont décimé la haie de ficus. Ils ont construit  des murs jaunes et posé d’autres arbres. De l’autre côté, là où il n’y avait rien, ils ont planté des feux d’artifice qu’on appelle bougainvillées. Le réverbère, ils n’y ont pas touché. 

C’est mon ami Rabih qui m’a appris « bougainvillées ». Rabih est un Maître des Arbres et son prénom signifie « Printemps ». Il me parle d’arbres et de plantes et je l’écoute, fascinée. 

Aujourd’hui, les cèdres meurent à petit feu dans la Montagne.

On écrase les bébés cèdres. Qui se soucie d’un bébé cèdre dans un pays où l’on écrase les gens ?

Je ne sais pas ce qu’est devenu le jardin de la cousine. Elle a cessé d’y habiter au décès de sa maman, qui était la fée du jardin.

Le réverbère est toujours là. Tout le quartier a muté sauf lui. Au printemps, le jasmin y grimpe jusqu’au deuxième étage. Son oeil d’insecte continue à nous arroser de lumière jaune. J’aime le retrouver quand j’y vais, sa lumière m’enveloppe et me rassure.  Je redoute le jour où un décideur s’apercevra que mon réverbère tient encore debout dans cette rue étouffée par les barbelés et les blocs de béton. 

Je n’ai pas d’arbre, mais dans chaque ville où je passe, la lumière des réverbères fait écho à mon réverbère d’origine. La nuit, sous les arbres de lumière, je fais ma photosynthèse. Je me drape dans leur halo et me recharge en histoires, comme avant, pendant les coupures d’électricité, quand je m’asseyais sur le balcon devant mon réverbère obscur. Il me regardait de son oeil éteint, accablé d’inutilité, et je lui faisais de la lumière avec mes mots. Rien n’est plus lumineux que des mots d’amour posés dans le halo imaginaire d’un réverbère éteint, pour le consoler. 

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3 commentaires

  1. Léa, ton site est magnifique! Tes histoires m’ont donné les larmes aux yeux et beaucoup de chaleur dans le coeur! Bravo pour ce projet!

  2. Coucou Léa,
    Merci mille fois pour cette bulle de douceur et de réconfort.
    Je te souhaite de rencontrer de belles personnes à l’occasion des formations que tu proposes. D’ailleurs, comment pourrait-il en être autrement ? Je ne doute pas une seconde que toute la lumière et la bienveillance qui émane de ton site donne envie à des âmes généreuses et inspirantes… je t’embrasse.

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